CHAPITRE 6
Tout au long du chemin le menant vers Neskaya, Bard, solitaire, cramponné à la crinière de son cheval au galop, eut du mal à rester en selle. Malade et épuisé, il ressentait dans sa tête, comme le martèlement des pas de son cheval sur la route, le martèlement de la douleur, du désespoir et de l’humiliation, était-ce la sienne ou celle de Carlina ? – la souffrance d’un corps violé, et la honte qui le brûlait jusqu’à l’âme. Il ressentait la douleur de Carlina, le mépris qu’elle avait pour elle-même, et s’en émerveillait… Pourquoi se hait-elle pour le mal que je lui ai fait, moi ? Pourtant, il savait qu’elle se reprochait de ne pas l’avoir poussé à la tuer. Plus douloureux encore, le souvenir de la douce voix de Melisendra lui disant : Bard, qu’est-ce que tu as, mon ami ? Tu es malade ? Comment pouvait-elle être si généreuse, alors qu’il ne l’avait pas mieux traitée que Carlina ? Pourtant, elle était sincère, elle s’inquiétait vraiment pour lui ; était-ce seulement parce qu’il était le père de son fils ? Ou puisait-elle à une source de réconfort inconnue de lui ?
Quand j’avais besoin du réconfort de la Déesse, j’étais plus jeune et plus ignorante que tu ne peux l’imaginer, lui avait-elle dit un jour. Elle avait dominé sa douleur, ou du moins lui avait survécu, mais, chez Carlina, il était encore frais, à vif, le souvenir de ce moment où elle avait invoqué la Déesse et réalisé qu’elle ne pouvait pas ou ne voulait pas intervenir pour la sauver. Pourtant, la Déesse m’a frappé à travers Carlina et l’a vengée – elle et toutes les femmes que j’ai maltraitées dans ma vie. Mais pourquoi Carlina a-t-elle dû souffrir pour que la Déesse puisse me punir ? Est-ce que je deviens fou ?
Il galopa tout le jour, et quand vint la nuit, comme il apercevait la Tour de Neskaya dans le lointain, il continua au clair de lune. Il ne s’était pas arrêté pour se nourrir ou se reposer, sauf pour laisser parfois souffler son cheval. Enfin, se rappelant qu’il n’avait rien pris de la journée et qu’il avait peu dormi, il mit pied à terre et donna du grain à sa monture. Sa lourde cape le protégeait assez bien du crachin, mais, levant les yeux, il vit que le ciel se dégageait et que la face verte de Liriel le regardait par une déchirure des nuages.
Elle me regarde. C’est le visage même de la Déesse qui me surveille. Oui. Sûrement, sûrement, elle devient folle. Non, c’est moi qui deviens fou.
Mais, sous son désespoir, la petite voix de la raison lui dit qu’il ne devenait pas fou, qu’il n’y avait pas d’issue aussi consolante à la douleur de la prise de conscience.
Ne t’avise pas de devenir fou. Tu dois parvenir à te ressaisir pour te racheter… mais rien, absolument rien ne pourra jamais effacer ce que j’ai fait…
Comment ai-je eu assez de laran pour voir tout ça ?
Melisendra. C’est une télépathe catalyste.
Pourquoi Melisendra ne m’a-t-elle jamais montré ce que Carlina m’a fait voir ? Elle en avait le pouvoir. Est-ce la pitié qui a suspendu sa main ? Et pourquoi devrait-elle avoir pitié de moi après ce que je lui ai fait ?
Melora, Melora. S’il avait eu le moindre bon sens, il aurait su – mille petits détails le lui auraient appris – que Carlina ne le voulait pas pour mari, et qu’il ne la voulait pas pour femme. Il voulait épouser la fille du roi pour raffermir sa situation en devenant le gendre du souverain. Mais pourquoi avait-il si peu de fierté et de confiance en lui ? J’ai toujours pensé que, si je péchais par quelque côté, c’était par trop d’orgueil ; et pourtant, tout ce que j’ai fait, c’est parce que j’avais l’impression de ne pas être à la hauteur.
Mais il était le neveu nedesto du roi ; le Roi Ardrin était le frère de son père, et sa bâtardise n’avait jamais tellement compté au regard de ses dons militaires. Il aurait pu faire une carrière glorieuse, et acquérir honneur et réputation en qualité de champion et porte-drapeau du roi… mais il n’avait pas assez cru en lui-même pour en être sûr, et il n’avait eu de cesse qu’il se fût imposé à Carlina.
Et si le Roi Ardrin avait absolument voulu cette union, lui et Carlina auraient pu faire un mariage de raison, ni meilleur ni pire que celui de bien d’autres couples à la cour. Mais, après sa campagne victorieuse contre le feuglu, il aurait dû avoir assez confiance en lui pour savoir que le roi l’estimerait à sa juste valeur même sans ce mariage. Il aurait dû rendre sa liberté à Carlina, et demander à Maître Gareth l’autorisation d’épouser Melora. Si elle avait voulu de moi ; je crois que, même alors, je savais que je n’étais pas assez bon pour elle !
Melora était la seule personne qui l’eût jamais aimé. Sa mère l’avait abandonné à son père, à ce qu’il savait, sans un instant d’hésitation. Et son père ? L’avait-il jamais aimé, ou l’avait-il considéré seulement comme l’instrument de son ambition ? Son petit frère Alaric l’avait aimé… mais Alaric ne m’a jamais connu, et s’il avait su ce que je suis en réalité, il ne m’aurait pas aimé… il m’aurait haï et méprisé. Aucune femme ne l’avait jamais aimé. Je leur lançais mon charme d’amour pour les obliger à venir dans mon lit, parce que j’avais l’impression qu’aucune d’elles ne m’accepterait de sa libre volonté…
Ses frères adoptifs l’avaient aimé – il avait estropié à vie le premier, et s’était fait un ennemi du second avant de le tuer…
Et pourquoi Beltran était-il devenu mon ennemi ? Parce que je m’étais moqué de lui… et je m’étais moqué de lui parce qu’il m’avait révélé mes craintes sur ma propre virilité. Parce qu’il n’avait pas honte d’admettre ses faiblesses et son désir de se rassurer par l’ancien serment que nous nous étions prêté, enfants… mais j’avais peur qu’il ne me trouve moins viril que lui !
Et, quand j’arriverai à Neskaya, Melora me révélera sans doute quel imbécile je suis d’avoir pu croire qu’elle m’aimait… Peut-être pourtant aura-t-elle pitié de moi. C’est une leronis, peut-être saura-t-elle ce que je dois faire pour remettre ma vie en ordre. Ce que j’ai fait ne pourra jamais s’effacer, mais je dois faire de mon mieux. Peut-être parviendrai-je apaiser la Déesse ?
Est-il trop tard ?
Son cheval, maintenant très fatigué, avançait lentement, mais Bard était fatigué lui aussi, au-delà de toute expression, et il resserra sa cape autour de lui, d’une façon qui, avec la nouvelle et cruelle lucidité qui était la sienne désormais, lui rappela douloureusement la façon dont Carlina s’était enveloppée dans sa cape noire ! Et il l’avait dépouillée même de cette misérable protection… Bard savait qu’il ne pourrait pas vivre avec cette nouvelle lucidité, qu’il mourrait s’il devait la supporter encore longtemps, et pourtant, il savait, à un niveau plus profond, qu’il la conserverait toujours. Malgré les réparations qu’il pouvait faire, il vivrait ainsi jusqu’à la fin de sa vie, horriblement conscient des tourments qu’il avait infligés aux autres. Il vivrait toujours avec la conscience de ce qu’il avait fait endurer à ceux qu’il aimait.
Ceux qu’il aimait. Car, à sa façon, il avait aimé Carlina. Son amour était grossier et égoïste, mais il était sincère, cet amour pour la petite fille timide qui avait été sa compagne de jeux. Et il avait aimé Geremy, et Beltran aussi, mais ils étaient maintenant à jamais hors de son atteinte, et sa punition c’était de savoir qu’il était lui-même responsable de leur éloignement, Geremy dans l’aliénation, Beltran dans la mort. Et il aimait Erlend, tout en sachant qu’il ne mériterait jamais l’affection ou l’estime de son fils. Et si Erlend les lui accordait malgré tout (car les enfants n’ont pas besoin de raisons pour aimer) il saurait toujours que c’était à cause de la vertu d’Erlend, pas de la sienne, que, si Erlend connaissait les profondeurs de son âme, il le haïrait lui aussi, comme Alaric le haïrait, comme son père le haïrait… comme Melora, si bonne et honnête, le haïrait certainement si elle savait. Et il devait pourtant tout lui dire.
Puis il comprit quelle souffrance il allait lui imposer en lui racontant tout cela, et il se demanda s’il avait le droit d’imposer ce fardeau à Melora, s’il avait le droit d’alléger sa propre souffrance en la transférant sur elle. Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de se tuer sur-le-champ, car ainsi il ne pourrait plus jamais nuire à personne. Puis il comprit que cela aussi provoquerait d’autres souffrances. Carlina, déjà accablée sans recours de honte et d’humiliation, s’en sentirait encore plus coupable. Cela blesserait Erlend, qui l’aimait et avait besoin de lui, mais aussi Alaric qui tenait tout le royaume entre ses mains fragiles – mais seulement parce que la force de Bard le soutenait. Et par-dessus tout, cela blesserait Melora ; et il sut ainsi que le suicide lui était interdit. Il entra dans la cour de Neskaya et demanda au garde somnolent s’il pourrait parler à la leronis Melora MacAran.
L’homme haussa légèrement les sourcils, mais, apparemment l’arrivée d’un cavalier solitaire en pleine nuit ne constituait pas un événement étrange à la Tour de Neskaya. Il envoya quelqu’un prévenir Melora, et, en attendant, constatant l’épuisement de Bard, il le fit entrer et lui offrit des biscuits et du vin. Bard mangea avidement les biscuits, mais ne toucha pas au vin, sachant que s’il en buvait, ne serait-ce qu’une demi-coupe, épuisé et affamé comme il l’était, cela l’enivrerait immédiatement. L’ivresse lui aurait procuré un oubli bienheureux, mais il savait qu’il n’y avait plus pour lui d’échappatoires aussi faciles.
Il entendit la voix de Melora avant de la voir.
— Mais je n’ai pas la moindre idée de qui peut venir me voir à cette heure indue, Lorill.
Puis Melora s’encadra dans la porte. Au premier regard, il vit seulement qu’elle était plus plantureuse qu’avant, et que son visage s’était encore arrondi ; mais il vit aussi l’éclat de ses cheveux roux à travers le voile qu’elle avait jeté sur sa tête. À l’évidence, elle se préparait à se coucher, car elle portait une ample robe de chambre claire à travers laquelle il distinguait vaguement ses formes.
— Bard ? dit-elle, le regardant, l’air interrogateur et surpris.
Puis, avec cette nouvelle et terrible conscience des émotions des autres, il sentit le choc qu’elle éprouva devant son visage hagard, creusé de fatigue.
— Bard, mon ami, qu’y a-t-il ? Non, Lorill, c’est bien, je vais l’emmener dans mon salon. Pouvez-vous marcher, Bard ? Alors venez ne restez pas dans le froid !
Il la suivit, sans volonté, incapable de faire autre chose que d’obéir comme un enfant, se souvenant que Melisendra, elle aussi, avait dit « mon ami » en voyant son visage. Comment était-ce possible ? Elle se retourna sur le seuil d’une pièce dont la tiédeur lui fit réaliser qu’il était transi.
— Asseyez-vous là, Bard, près du feu. Lorill, jette quelque bûches dans le feu, puis tu pourras retourner à ton poste – non, ne sois pas ridicule. Je ne suis pas une leronis vierge pour qu’on me protège et me chaperonne, et je connais Bard depuis sa première campagne ! Je ne crains rien avec lui !
Il existait quand même une personne au monde qui avait confiance en lui. C’était peu, mais c’était un début, un germe chaleureux qui réchauffait le désert glacé de son âme, comme le feu réchauffait son corps épuisé et transi. Lorill était sorti. Melora souleva une petite table et la posa entre eux.
— J’allais prendre un léger souper avant d’aller occuper mon poste dans les relais. Partagez-le avec moi, Bard, il y en a toujours assez pour deux.
Il y avait un panier de pain aux noix odorant, encore chaud, cassé en gros morceaux friables, quelques rouleaux de fromage fort parfumé aux herbes, et une cruche de potage bien chaud, dont Melora versa la moitié dans une tasse qu’elle lui tendit, buvant elle-même sa portion au pichet. Il se mit à boire à petites gorgées, la soupe et la confiance de Melora lui réchauffant le corps et le cœur et le ramenant à la vie. Son potage terminé, elle reposa le cruchon et se mit à tartiner le fromage sur le pain, qui s’effritait et qu’elle maintenait de la main. Quelques miettes tombèrent quand même sur ses genoux, qu’elle rassembla au creux de main et jeta dans le feu.
— Encore un peu de soupe ? Je peux en demander à nouveau, il y en a toujours une marmite sur le feu à la cuisine – vous êtes sûr ? Prenez cette dernière tartine ; moi, je n’ai plus faim, et vous avez fait un long chemin dans le froid. Ah, vous commencez à perdre votre air de proie pour les banshee ! Alors, Bard, que s’est-il passé ? Racontez-moi tout.
— Melora !
Se levant brusquement, il vint s’agenouiller à ses pieds. Elle le regarda en soupirant. Il savait qu’elle attendait qu’il parlât, et soudain l’énormité de ce qu’il avait à dire l’accabla. Comment pouvait-il soulager la douleur lancinante de sa lucidité toute neuve en l’imposant à Melora ? Il fit, d’une voix rauque et hésitante comme le jeune baryton d’un adolescent qui mue :
— Je n’aurais pas dû venir, Melora. Pardonnez-moi. Je… je vais m’en aller. Je ne peux pas…
— Vous ne pouvez pas quoi ? Ne soyez pas ridicule, Bard, dit-elle, lui prenant le visage entre ses mains potelées mais curieusement gracieuses.
Et dès qu’elle lui eut touché les tempes il sut qu’elle lisait tout en lui, qu’elle savait tout, en un transfert soudain de lucidité. L’intensité de sa nouvelle souffrance se communiqua à elle, sans parole, et elle sut ce qu’il avait fait, ce qui s’était passé, et comment il se jugeait désormais.
— Miséricordieuse Avarra, murmura-t-elle, horrifiée.
Puis elle ajouta doucement :
— Non – elle n’a pas été très miséricordieuse avec vous, mon pauvre ami. Mais vous n’avez guère mérité sa miséricorde, n’est-ce pas ? Oh, Bard !
Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle. Agenouillé devant Melora, il eut l’impression qu’elle était la mère qu’il n’avait jamais connue, et il sentit les larmes lui monter aux yeux. Il n’avait pas pleuré depuis la mort de Beltran, mais il savait qu’il était au bord des larmes. Il se dégagea, se releva, se raidissant pour dominer son émotion.
— Oh, mon ami, murmura Melora, comment en êtes-vous arrivé là ? C’est ma faute, Bard – j’aurais dû comprendre à quel point vous aviez besoin d’être aimé et rassuré. J’aurais dû trouver le moyen de vous rejoindre. Mais j’étais tellement fière de respecter les règles, comme si elles n’étaient pas faites pour être transgressées quand la compassion le demande. Et, dans mon orgueil, c’est moi qui ai tout mis en branle ! Nous vivons tous avec les fautes que nous avons commises – c’est la vie, et c’est terrible. Regardant en arrière, nous pouvons déterminer exactement à quel instant tout a basculé, et aucun autre châtiment n’est nécessaire ; nous devons vivre avec ce que nous avons fait, sachant que nous l’avons fait. J’aurais dû trouver un moyen.
Soudain, un souvenir lui revint de cette soirée au camp : Melora le renvoyant, lui rappelant fièrement les règles de conduite auxquelles elle était tenue, et, plus tard, Mirella, lui disant, à l’entrée de la tente : « Elle s’est endormie en pleurant. » Melora le désirait autant qu’il la désirait. Si seulement il l’avait su ! S’il en avait été sûr, il n’aurait pas été si dur avec Beltran… mais comment Melora pouvait-elle se reprocher ses péchés et ses fautes à lui ? Elle en éprouvait des remords, pourtant, dont il ne pourrait jamais la soulager : ainsi, en un sens, lui avait-il fait du mal à elle aussi ?
— Il n’y a donc rien à faire ? Absolument rien ? Je ne peux pas continuer à vivre ainsi, avec ce… ce poids sur la conscience. Je ne peux pas…
Lui reprenant le visage dans ses mains, elle lui répondit avec une douceur infinie :
— Mais il faut vivre, mon ami, comme je dois vivre, comme Carlina doit vivre, comme nous devons tous vivre. La seule différence, c’est que certains d’entre nous ne savent pas pourquoi ils souffrent. Dites-moi, Bard, préféreriez-vous que rien de tout cela ne soit arrivé ? Le voudriez-vous vraiment ?
— Ne pas avoir fait ce que j’ai fait ? Vous ne parlez pas sérieusement ? Bien sûr – et c’est ça le plus terrible, savoir que je peux changer ce qui est fait…
— Non, Bard, je veux dire, regrettez-vous que Carlina vous ait montré votre passé, regrettez-vous de ne plus être l’homme que vous étiez encore il y a quelques jours ?
Son premier mouvement fut de s’écrier, oui, oui, je ne supporte pas de savoir, je voudrais retrouver mon ignorance. Carlina lui avait imposé ce fardeau par le laran, pourrait-on le lui enlever aussi par le laran ? Puis, baissant la tête, il réalisa, avec une souffrance d’une nature différente, que ce n’était pas vrai. Pour lui, retourner à l’ignorance c’était redevenir ce qu’il avait été, risquer de répéter ce qu’il avait fait, redevenir l’homme qui avait commis ces atrocités, qui pouvait blesser un frère adoptif et l’estropier à vie, en tuer un autre, tourmenter et violer les femmes qui l’aimaient… Il répondit, toujours baissant la tête :
— Non.
Car, même s’il l’ignorait, la douleur de Carlina, la souffrance de Melisendra et la beauté de son pardon n’auraient pas changé, mais il n’en aurait pas conscience. Il n’arrivait plus à imaginer comment il pourrait continuer à ignorer ; il serait comme un aveugle dans un jardin, écrasant les fleurs sans les voir.
— Je préfère savoir. Ça fait mal – mais… oui, je préfère savoir !
— Très bien, dit Melora dans un souffle. C’est le premier pas indispensable – savoir, et ne pas refuser la connaissance.
— Je voudrais… je voudrais, d’une façon ou d’une autre… essayer de racheter… ce que j’ai fait…
Elle hocha la tête.
— Vous vous rachèterez. C’est inéluctable. Mais il y a beaucoup d’actions que vous ne pourrez pas expier : même si leur souvenir vous torture, vous devrez apprendre à… à continuer, à en supporter le fardeau accablant. Sachant que vous ne pourrez jamais défaire ce que vous avez fait.
Elle le considéra d’un œil incisif.
— Par exemple, croyez-vous que vous auriez dû laisser Carlina seule, dans l’état où elle était ?
Il dit, toujours incapable de la regarder :
— S’il y a une personne qu’elle ne veut pas voir, c’est bien moi.
— N’en soyez pas si sûr ; vous avez partagé quelque chose, après tout, et il faudra bien que vous la revoyiez un jour.
— Je… je sais. Mais après… après ça, je n’ai pu rester… ça lui aurait rappelé… et je ne l’ai pas supporté. Je… je lui ai envoyé Melisendra. Elle… elle est bonne. Je ne sais pas comment elle peut l’être, après tout ce qu’elle a vécu, après tout ce que je lui ai fait subir.
— Parce qu’elle voit l’être intérieur, dit Melora. Comme vous le voyez maintenant. Elle connaît les gens dans leurs profondeurs et sait ce qui les tourmente.
— Vous aussi, dit-il après quelques instants. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient juste… du laran ?
— Pas entièrement. Mais c’est la première étape de notre formation. Et c’est pourquoi Carlina vous a rendu, en fait, le bien pour le mal. Elle vous a communiqué le don du laran, qui est le premier don qu’elle a reçu elle-même.
— Parlons-en, d’un don ! dit Bard avec amertume.
— Le don de nous voir nous-mêmes tels que nous sommes. C’est un don véritable, et vous vous en rendrez compte avec le temps. Bard, il est tard, et je dois aller prendre ma place dans les relais – non, je ne peux pas vous abandonner dans cet état. Je vais prévenir Varzil – c’est notre tenerézu, notre Gardien – et il me fera remplacer. Pour le moment, c’est vous qui avez le plus besoin de moi.
Bard se souvint qu’il avait déjà vu Varzil de Neskaya – était-ce au mariage de Geremy ? Il ne se rappelait pas ; tous ses souvenirs se brouillaient et se fondaient en un passé flou et continu. Il ne savait plus quand, comment ni pourquoi il avait fait quelque chose, il ne conservait que la certitude d’une culpabilité immense et insoutenable, et une horreur de lui-même telle qu’il ne pourrait jamais plus marcher la tête haute. Tout ce qu’il faisait, absolument tout, provoquait des catastrophes. Comment continuer à vivre dans ces conditions ? Sa mort, cependant, provoquerait d’autres catastrophes. Il ne pouvait donc rien régler en s’éliminant pour s’ôter toute occasion de continuer à faire le mal…
Melora lui toucha la main.
— Assez ! dit-elle d’un ton tranchant. Maintenant, vous commencez à vous apitoyer sur vous-même, et cela ne fera qu’empirer les choses. Ce que vous ressentez en ce moment n’est que le contrecoup de l’épuisement. Assez ! Quand vous serez reposé, poursuivit-elle d’une voix radoucie, et que vous pourrez assimiler ce qui vous est arrivé, vous serez en mesure de continuer. Pas d’oublier, mais de mettre tout cela derrière vous et de vivre avec ce que vous pourrez racheter. Ce qu’il vous faut maintenant, c’est dormir. Je resterai auprès de vous.
Se levant, elle souleva la petite table qu’elle remit à sa place, puis tira un lourd tabouret rembourré devant le fauteuil.
— J’aurais dû faire cela pour vous…
— Pourquoi ? Je ne suis ni épuisée ni infirme. Là, posez vos pieds sur le tabouret – oui, comme ça. Je vais vous enlever vos bottes. Et ôtez votre épée. Vous n’en avez pas besoin. Pas ici.
Elle ouvrit le rideau d’une alcôve à l’autre bout de la pièce, et il réalisa que c’était là qu’elle dormait. Elle lui donna un de ses oreillers.
— Le fauteuil est assez confortable. J’y dors souvent quand nous avons un malade et qu’on peut m’appeler d’un moment à l’autre. Si vous avez besoin de sortir pendant la nuit, ajouta-t-elle, pratique, l’endroit en question se trouve au bas de l’escalier situé au bout du couloir, et la porte est peinte en rouge. Il est réservé aux gardes ; ce serait un scandale si je vous laissais utiliser ma salle de bains, car vous n’êtes pas l’un d’entre nous.
Elle jeta sur lui un châle tricoté qu’elle borda.
— Dormez bien, Bard.
Elle passa devant lui pour éteindre la lampe. Il entendit son lit grincer quand elle s’y allongea. Étrange, cette démarche légère, pour une femme aussi corpulente. Il entendait à peine ses pas. Il sentit contre son menton le contact du châle vaporeux, qui lui donna l’impression d’être redevenu tout petit ; et, en un éclair, il revit sa belle-mère l’enveloppant dans un châle semblable après quelque maladie infantile. Étrange. Il avait toujours pensé que Dame Jerana le haïssait et le traitait avec cruauté ; pourquoi avait-il oublié tous les moments où elle avait été bonne pour lui ? Désirait-il croire qu’elle le détestait et lui voulait du mal ? Ce ne devait pas être facile pour une femme sans enfants d’élever le fils sain, vigoureux et chéri que son mari avait eu d’une autre femme.
Sombrant peu à peu dans le sommeil, il entendait la respiration paisible de Melora ; il trouvait étrangement rassurant qu’elle le laisse dormir dans sa chambre – lui qui n’avait jamais traité aucune femme autrement qu’avec cruauté. Non qu’il eût aucun dessein sur elle – il se demanda soudain s’il pourrait jamais, à l’avenir, éprouver du désir pour une femme, sans avoir en même temps la conscience terrible du mal qu’il pouvait lui faire. Carlina s’est vengée, pensa-t-il, puis, en un éclair de lucidité, il se demanda si, sa propre mère l’ayant abandonné, il n’avait pas toujours pensé qu’il n’était pas aimé parce qu’il se sentait indigne d’amour. Il ne savait pas ; il commençait à se dire qu’il ne savait rien sur l’amour. Mais il savait aussi que la confiance de Melora était le premier pas sur le chemin de la guérison. Serrant l’oreiller qui conservait la senteur assourdie du parfum frais de Melora, il s’endormit.
Quand il s’éveilla, une neige légère et duveteuse tombait doucement, la première neige de l’année dans les Kilghard, et les flocons silencieux qui fondaient en tombant dérivaient devant la fenêtre. Melora l’envoya emprunter un rasoir et une chemise à l’un des gardes et lui demanda de déjeuner à leur mess.
— Comme ça, dit-elle avec un sourire malicieux, ils sauront que je n’héberge pas un amant n’appartenant pas à la Tour, ce qui serait malséant pendant mon service. Je ne me soucie pas plus qu’il ne faut de ma réputation, mais je me refuse à attirer le scandale sur la Tour. Varzil a suffisamment de soucis comme ça.
Se dirigeant vers la salle à manger des gardes de Neskaya, où l’attendaient du pain aux noix tout chaud sorti du four et des beignets de poisson, Bard se sentait un peu honteux ; lui, le Seigneur général d’Asturias, manger au mess avec les gardes ? Mais il n’était pas dans son pays, on ne le reconnaîtrait sans doute pas, et même si on le reconnaissait, peu importait ; un général pouvait venir consulter une leronis pour affaires personnelles, non ? Rasé et changé, il se sentait mieux. Après le déjeuner, un jeune homme aux cheveux roux, en vêtements bleu et argent, dont le visage présentait une ressemblance indéfinissable avec les Hastur, vint lui dire que le Seigneur Varzil de Neskaya désirait lui parler.
Varzil de Neskaya ; un ennemi, un Ridenow de Serrais ; mais Alaric l’aimait, et lui-même avait été favorablement impressionné lors de l’échange des otages. Alors même qu’il le croyait l’allié du Roi Carolin de Thendara, il avait été impressionné.
Ce ne doit pas être facile de jurer la neutralité dans un monde déchiré par la guerre ! Quand tous les pays sont en flammes autour de vous, il est certainement plus facile de se déclarer pour un camp ou l’autre !
Bard avait gardé de Varzil le souvenir d’un homme jeune, mais celui qui se dressait devant lui, dans le petit bureau dallé, sa tenue cérémonielle remplacée par une simple robe et des sandales, lui sembla vieux ; des rides sillonnaient son visage, et ses cheveux d’un roux flamboyant commençaient à grisonner aux tempes. Varzil, après tout, pouvait bien ne pas être si jeune que ça ; il avait reconstruit Neskaya après sa destruction par les bombes de feu, et cela se passait avant la naissance de Bard, même si Varzil était très jeune à l’époque.
— Bienvenue, Bard mac Fianna. Je vais m’entretenir avec vous, mais j’ai quelques petits problèmes à régler auparavant. Asseyez-vous, dit-il.
Et il se remit à parler avec le jeune homme vêtu aux couleurs des Hastur, ce qui commença par hérisser Bard – et voilà pour la fameuse neutralité de Varzil et de la Tour –, mais, après avoir entendu quelques mots, il se détendit.
— Oui, dites aux gens de Hali que nous leur enverrons des guérisseurs et des leroni pour soigner les plus grands brûlés, mais ils doivent réaliser que les blessures physiques et visibles ne sont pas tout. Les femmes enceintes doivent être monitorées ; la plupart feront des fausses couches, et ce seront les plus heureuses, car, de tous les enfants engendrés après ce désastre, au moins la moitié naîtront malformés ou infirmes ; ils devront, eux aussi, être monitorés depuis leur naissance. Les femmes en âge de procréer doivent être évacuées de la région dès que possible, ou elles encourront les mêmes risques, si elles conçoivent avant la décontamination du pays, qui requerra sans doute des années.
— Les gens ne voudront pas quitter leurs domaines ou leurs fermes, dit le jeune Hastur. Alors, que devrons-nous faire ?
— La vérité, dit Varzil en soupirant, c’est que le pays est irréparablement pollué et le restera pendant des années ; personne ne peut y vivre, ni conquérants ni conquis. Il n’y a à ce désastre qu’une seule conséquence heureuse.
— Heureuse ? Laquelle, vai laranzu ?
— La Tour de Dalereuth nous a rejoints dans la neutralité, dit Varzil. Ils ont juré de ne plus fabriquer d’armes du laran, quelles que soient les incitations à le faire ; et leur suzerain, Marzan de Valeron, a prêté serment au Pacte, de même que la Reine Darna d’Isoldir. De plus, Valeron et Isoldir ont prêté le serment d’allégeance aux Hastur.
Bard grinça des dents à ces nouvelles. Tout le pays serait-il un jour sous l’autorité des Hastur ? Et pourtant… si les Hastur s’étaient engagés à ne plus faire la guerre qu’aux termes du Pacte, on ne verrait plus d’atrocités comme celles commises à Hali. Il avait été soldat toute sa vie, et ne se sentait pas spécialement coupable de la mort d’ennemis abattus en combat singulier, d’homme à homme ; ils avaient eu les mêmes chances de l’abattre, lui. Mais rien ne pouvait excuser ni racheter la mort des hommes tués par sorts et sorcellerie, la mort des femmes et des enfants calcinés par les bombes de feu. Il pensait aussi que ses armées pouvaient affronter et vaincre celles d’Hastur avec les armes de leur choix ; pourquoi donc faire appel aux sorciers ?
Quand Varzil en eut terminé avec l’envoyé d’Hastur, il dit :
— Allez prévenir Domna Mirella que j’aimerais lui parler.
Bard entendit ce nom sans surprise – c’était un nom assez répandu –, mais, quand la jeune femme entra, il la reconnut immédiatement. Toujours mince et jolie, elle était en robe blanche de monitrice.
— Vous travaillez dans les relais, mon enfant ? Je croyais que vous vous reposiez encore après vos épreuves à Hali, dit Varzil.
Mirella allait répondre, mais, voyant Bard, elle se ravisa.
— Vai dom, j’ai appris par Melora que vous étiez maintenant Seigneur général d’Asturias – pardonnez-moi, Seigneur Varzil, puis-je demander des nouvelles de ma famille ? Mon grand-père va-t-il bien, seigneur ? Et Melisendra ?
Bard, dans un sursaut de dignité, trouva la force de la regarder en face. C’était trop espérer que Mirella ne connût pas sa dépravation ; chacun devait en avoir connaissance sur toute l’étendue des Cent Royaumes, et cracher par terre au seul nom de Bard mac Fianna, nommé di Asturien.
— Maître Gareth va bien, mais, naturellement, il vieillit, répondit-il. Il a participé avec nous à la campagne contre les Ridenow qui se sont rendus à la fin.
Il jeta un regard hésitant à Varzil. Moins d’une décade plus tôt, il avait fait pendre le suzerain de cet homme, Dom Eiric de Serrais, parce qu’il avait rompu son serment. Mais, tout en ayant l’air triste, Varzil ne semblait entretenir aucune haine envers lui ou ses armées.
— Et Melisendra ?
Melisendra est la sœur de la mère de cette jeune fille. Que lui a-t-elle dit de moi ?
— Melisendra va bien, dit-il impulsivement. Je crois qu’elle est heureuse. Je… je crois qu’elle veut épouser un de mes écuyers, et si c’est son désir, je ne l’en empêcherai pas. Et le Roi Alaric a promis à Erlend une patente de légitimité, de sorte qu’elle n’a pas à s’inquiéter de son avenir.
Melora a dit que je trouverais un moyen de faire amende honorable en certains domaines. Ce n’est qu’un début, et bien modeste, mais il faut bien commencer quelque part. Paul est presque aussi mauvais que moi, mais, pour une raison qui m’échappe, elle l’aime.
Mirella lui sourit gentiment et dit :
— Je vous remercie de ces bonnes nouvelles, vai dom. Et maintenant, Dom Varzil, je suis à vos ordres.
— Nous sommes heureux que vous soyez ici pour vous remettre de la catastrophe survenue à Hali, dit Varzil. Comment se fait-il que vous n’ayez pas été à l’intérieur de la Tour ?
— J’avais eu l’autorisation d’aller chasser dans la montagne avec deux de mes bredin-y, dit Mirella. Nous allions prendre le chemin du retour quand il a commencé à pleuvoir. Nous nous sommes alors abrités dans une hutte de berger… et soudain, oh, miséricordieuse Déesse, nous… nous avons perçu l’incendie… les cris…
Elle pâlit, et Varzil lui prit la main qu’il serra fortement dans la sienne.
— Il faut essayer d’oublier, ma chère enfant. Mais vous en garderez toujours quelque chose – comme nous tous qui étions dans les Tours, dit Varzil. Ma jeune sœur, Dyannis, était leronis à Hali, et je l’ai sentie mourir…
Sa voix se brisa, et il resta quelques instants concentré sur sa peine. Puis, se ressaisissant, il ajouta d’une voix ferme :
— Ce qu’il faut bien nous rappeler, Relia, c’est que leur héroïsme nous a fait faire un nouveau pas vers le temps où tout le pays aura prêté serment au Pacte. Car c’est volontairement qu’ils ont diffusé ce qui se passait : alors qu’il leur aurait été facile de mourir rapidement et sans douleur, ils ont prolongé leur agonie, ouvrant largement leurs esprits pour que nous puissions tous voir, entendre et sentir ce qu’ils souffraient…
Mirella frissonna :
— Je n’en aurais pas été capable. Au premier contact avec le feu, je crois que j’aurais arrêté mon cœur pour mourir d’une mort miséricordieuse.
— Peut-être, dit Varzil avec douceur. Nous ne sommes pas tous également héroïques. Mais, entourée par les autres, vous auriez peut-être trouvé du courage.
Bard vit dans son esprit l’image d’une femme flambant comme une torche… mais Varzil se barricada et dit :
— Il faut aller dans une autre Tour, Relia ; préférez-vous Arilinn ou Tramontana ?
— Tramontana est en danger, dit-elle, car Aldaran n’a pas encore prêté serment au Pacte, et frappera peut-être cette Tour. Je dois ma vie à chacun de vous ; j’irai à Tramontana.
— Ce n’est pas nécessaire, dit doucement Varzil. Les leroni auront beaucoup de travail ici pour soigner les blessés et les brûlés de Hali et des Monts de Venza, où ils ont semé de la poudre brûle-moelles.
— Je laisserai cette tâche aux guérisseurs et aux prêtresses d’Avarra, si elles peuvent se résoudre à quitter leur Ile du Silence, dit Mirella. Ma voie est toute tracée, ma place est à Tramontana.
Varzil inclina la tête.
— Qu’il en soit ainsi, dit-il. Je ne suis pas le gardien de votre conscience. Et je ne prévois aucune paix à Aldaran et aucune sécurité à Tramontana pendant ma vie et bien des vies à venir. Mais si vous êtes résolue à aller à Tramontana, Mirella, que les dieux vous accompagnent, mon petit.
Il se leva et serra Mirella dans ses bras.
— Emporte ma bénédiction, petite sœur. Et n’oublie pas de parler à Melora avant de partir.
— Transmettez mon affection à mon grand-père et à Melisendra, vai dom. Et dites-leur que, si nous ne nous revoyons pas, c’est à cause des hasards de la guerre. Vous me comprenez sans doute, vous qui étiez commandant de la première campagne à laquelle j’ai participé en qualité de leronis.
Elle le considéra plus attentivement, et ce qu’elle perçut sur son visage, adoucit son regard. Elle dit :
— Maintenant que vous êtes l’un d’entre nous, je prierai pour que les dieux vous accordent la paix et l’illumination. Que les dieux vous protègent, seigneur.
Quand elle fut sortie, Bard se tourna vers Varzil, perplexe :
— Que diable voulait-elle dire – l’un d’entre nous ?
— Eh bien, elle a vu que vous aviez récemment découvert votre laran, dit Varzil. Croyez-vous qu’une leronis ne soit pas capable de détecter les donas d’un autre ?
— Est-ce que… par le loup d’Alar… est-ce que ça se voit ?
Sa consternation était si évidente – porterait-il une marque visible de ce qu’il était devenu ? – que Varzil faillit éclater de rire.
— Pas physiquement. Mais elle le voit, comme nous tous – nous nous regardons peu avec nos yeux physiques, vous savez ; nous le voyons à… à l’aura de votre esprit. Aucun d’entre nous n’irait lire dans vos pensées sans y être invité, pas même moi. Mais, en général, nous nous reconnaissons sans problème.
Il sourit :
— Après tout, croyez-vous que le Gardien de Neskaya accorde une audience à quiconque se présente – fût-il Seigneur général d’Asturias, de Marenji, d’Hammerfell et de je ne sais combien d’autres petites contrées en territoire rebelle ? Je me soucie comme d’une guigne du Seigneur général, poursuivit-il en souriant pour adoucir la portée de ses paroles, mais Bard mac Fianna, l’ami de Melora que j’aime, et dont le laran s’est récemment éveillé, c’est une autre affaire. En tant que laranzu, j’ai un devoir envers vous. Vous êtes… comment dire… vous êtes un personnage charnière.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Moi non plus, dit Varzil, ni comment je le sais ; je sais seulement que, la première fois que j’ai posé les yeux sur vous, j’ai compris que la plupart des grands événements de ce temps tourneraient autour de vous. Je suis aussi l’un de ces personnages – pivots qui peuvent changer le cours de l’histoire, et qui ont le devoir de le faire s’ils peuvent, et quoi qu’il arrive. C’est pour cela, je crois, que vous êtes devenu Seigneur général d’Asturias.
— Tout cela est un peu trop mystique pour moi, vai dom, dit Bard en fronçant les sourcils.
Il avait gagné son retour d’exil par sa propre valeur, et l’idée métaphysique qu’il n’était qu’un pion du destin lui déplaisait.
Varzil haussa les épaules.
— Peut-être. J’ai été laranzu toute ma vie, et l’un de mes dons est de voir les orientations selon lesquelles le temps se développe – pas toujours, pas très clairement, pas de telle façon que je puisse choisir infailliblement entre plusieurs voies à prendre. Il paraît qu’un tel don a existé autrefois, mais il s’est éteint. Pourtant, il arrive que je puisse reconnaître un personnage pivot quand j’en vois un, et faire ce qu’il faut pour ne pas galvauder cette occasion.
La bouche de Bard se tordit en un rictus :
— Mais supposons que vous n’arriviez pas à convaincre ces pivots de se ranger à vos idées, qu’est-ce qui se passe ? Vous leur dites simplement qu’ils doivent faire ceci et cela ou que le monde va s’effondrer ?
— Ah non, hélas, ce serait trop facile, et ce n’est sans doute pas la volonté des dieux que nous jouissions d’une telle perfection, répondit Varzil. Non, chacun fait ce qu’il pense être le mieux, comme il le conçoit, et cette conception n’est pas toujours la mienne. Sinon, je serais un dieu, et pas seulement le Gardien de Neskaya. Je fais ce que je peux, c’est tout. Et j’ai toujours terriblement conscience des fautes que je commets, que j’ai commises, et même que je commettrai. Je dois simplement faire du mieux que je peux et…
Soudain, sa voix se durcit.
— … étant donné votre expérience, Bard mac Fianna, je crois que c’est une chose que vous aurez à apprendre très vite – à faire le mieux que vous pouvez, quand vous pouvez, en vivant avec les fautes que vous ne pouvez pas manquer de commettre. Sinon, vous serez comme l’âne qui est mort de faim entre deux balles de foin, essayant de décider laquelle il mangerait la première.
Était-ce pour cela, se demanda Bard, que Melora l’avait envoyé à Varzil ?
— En partie, dit Varzil, recevant sa pensée, mais vous commandez aussi toutes les armées d’Asturias, et l’un de vos devoirs est d’unifier tout ce pays. Ainsi, vous devez y retourner.
C’était la dernière chose que Bard s’attendait à entendre.
— J’enverrai Melora avec vous, dit Varzil. Je crois que sa patrie aura besoin d’elle. L’Asturias est le pays où se dérouleront les événements qui décideront de l’avenir de notre monde. Mais, avant de vous laisser partir, je poserai de nouveau la question que je vous ai posée la première fois que nous nous sommes rencontrés en Asturias : prêterez-vous serment au Pacte ?
Le premier mouvement de Bard fut de répondre « oui ». Puis il baissa la tête.
— Je le ferais volontiers, seigneur. Mais je suis un soldat, et j’ai des ordres à respecter. Je n’ai pas le droit de m’engager ainsi sans l’ordre de mon roi et de son régent. Pour le meilleur ou pour le pire, j’ai juré de leur obéir et j’ai besoin de leur autorisation ; il ne serait pas honorable de ma part de faire autrement. Celui qui est traître à son premier serment sera aussi traître au second.
Honteux et confus, il se rappela qu’il s’était moqué de Carlina avec ce même proverbe, mais cela ne changeait rien à son devoir pour le moment.
J’ai brisé et piétiné tout le reste. Mais mon honneur de soldat et ma fidélité envers mon père et mon frère sont encore intacts. Je dois faire mon possible pour qu’ils le restent.
Varzil le considéra avec insistance. Au bout d’un moment, il tendit la main à Bard et lui effleura légèrement le poignet.
— Si votre honneur l’exige, qu’il en soit ainsi, dit-il. Je ne suis pas le gardien de votre conscience. Mais, dans ce cas, je dois vous accompagner en Asturias, Bard. Attendez que je consulte mes assistants pour décider de celui qui me remplacera pendant mon absence.